In memoriam : Christos Yannaras (1935-2024)
L’Institut Saint-Serge a appris avec tristesse le décès dans l’île de Cythère, le 24 août 2024, à l’âge de 89 ans, du professeur Christos Yannaras, éminent théologien laïc et professeur émérite de philosophie politique à Athènes. Écrivain prolifique avec plus de 50 livres parus, personnalité emblématique et charismatique, il fut une figure majeure de la vie intellectuelle grecque durant presque toute la seconde moitié du xxe siècle, ouvrant en Grèce et ailleurs des voies nouvelles à la réflexion théologique, sa pensée étant également relayée dans le monde occidental, dans les Balkans et en Russie, par des traductions de ses œuvres dans de nombreuses langues.
Né à Athènes, orphelin de père à l’âge de 4 ans, formé d’abord dans la fraternité orthodoxe Zôï, puis à l’université d’Athènes, il part en Occident poursuivre ses études à Bonn puis à Paris où il reste trois ans (1967-1970), fréquentant notamment la Crypte de la rue Daru, dont le recteur était alors le P. Pierre Struve. Il reçoit le doctorat de la Faculté de théologie orthodoxe de l’université Aristote de Thessalonique (1970), puis de l’université Paris IV Sorbonne (1971) par une thèse sur « La métaphysique du corps chez saint Jean Climaque (vie siècle) » sous la direction de Marguerite Harl. Sa recherche embrasse conjointement les champs philosophique et théologique.
Avec brio et perspicacité, Christos Yannaras a su placer régulièrement la théologie orthodoxe dans la vie publique et affronter, de manière contrastée, les défis du monde moderne et de l’Orthodoxie, en dialoguant avec les penseurs de son époque, convoquant les anthropologues, historiens et psychanalystes, s’efforçant de formuler, dans un langage profondément existentiel, une éthique orthodoxe des relations interpersonnelles et de la communion ecclésiale qui transcende le quotidien de la vie humaine. Il fut l’un des représentants éminents de la théologie grecque des années 1960 et du courant « néo-orthodoxe », qui contribuèrent à un renouveau théologique considérable dans l’espace orthodoxe balkanique en renouant avec la théologie des Pères (voir le gros volume de la revue Contacts : https://revue-contacts.com/parution/contacts-n-259-260/). Tenant durant plusieurs décennies dans le prestigieux quotidien athénien Kathimerini une chronique où il abordait les sujets les plus divers – notamment politiques – de la société grecque contemporaine, Yannaras était devenu une personnalité publique dont les interventions donnaient toujours à penser, laissant rarement indifférent.
Désireux d’intégrer, d’une part, le refus de Heidegger de définir l’être en termes ontiques et, d’autre part, la volonté de Wittgenstein d’admettre le caractère ineffable de la mystique, Christos Yannaras a articulé une puissante vision de l’existence humaine authentique. Son interprétation audacieuse, également inspirée par la lecture des Pères grecs, souligne le passage d’un « mode de nature » ontique régi par la nécessité à un « mode d’auto-transcendance et d’auto-oblation » au-delà des limites de la déchéance et de la mort. Dans le cadre d’une œuvre riche et variée, on note également dans ses écrits la présence de quelques thématiques controversées comme l’anti-occidentalisme, l’antimodernisme et l’hellénocentrisme. Toutefois ces limites n’obèrent pas l’ampleur de sa contribution à la théologie orthodoxe contemporaine au niveau mondial.
Le souvenir de sa personne reste cher et présent à tous ceux qui l’ont connu : un homme de foi au regard lumineux et à la parole vibrante, chaleureux, curieux de tout et ouvert à tous. Intervenant régulier en France dans les années 1970-1990 lors des grands Congrès orthodoxes en Europe occidentale, ami d’Olivier Clément et du P. Michel Evdokimov, Christos Yannaras est resté, depuis ses études à Paris dans les années soixante, un proche de l’Institut Saint-Serge dont il reconnaissait l’apport historique essentiel à la théologie orthodoxe, et où il a donné régulièrement des interventions et causeries. Il rappelait constamment ce qu’il devait à sa découverte, encore jeune, de l’œuvre des grands penseurs orthodoxes de la diaspora russe en Occident comme Nicolas Berdiaev et Vladimir Lossky.
Voici comment, dans son ouvrage Refuge d’idées, consacré à la crise du piétisme orthodoxe des fraternités religieuses grecques dans les années cinquante, il présentait Berdiaev : « Il s’agissait d’un auteur chrétien, orthodoxe de surcroît, qui, dans ses écrits, n’avait pas la moindre trace de la religiosité que j’avais connue et que j’essayais de vivre comme la seule vie chrétienne authentique. Il soumettait le moralisme à une critique dévastatrice, mettait à nu le caractère narcissique d’une religiosité individualiste, tournait en dérision la transformation de la foi en une structure légaliste et idéologique, avait l’audace de respecter l’aventure tragique de l’athéisme et défendait la liberté en tant que présupposé absolu d’une relation avec Dieu. »
Lors d’une conférence donnée à Marseille en mars 1992, il avait transmis le message suivant :
« Faisons attention à ne pas confondre l’orthodoxie avec une idéologie bien achevée, où il ne faudrait plus rien créer et qui engendrerait l’intégrisme et le fanatisme. Ces maladies proviennent de notre besoin de fortifier notre ego, en excluant le risque de la vérité de l’autre. Une telle perspective coïnciderait avec le refus de l’essentiel de la foi. »
« Notre connaissance de Dieu provient non des livres mais de notre relation à Lui. Voilà pourquoi il faut constamment évangéliser notre vie, la sortir du monde de l’illusion et de la vanité. L’Évangile nous invite à un mode d’existence qui peut vaincre la mort. »
« Lorsque l’orthodoxie clame que l’homme ne se crée qu’en participant aux énergies divines, elle accomplit sa mission universelle. Toute approche moralisatrice, formaliste et intolérante qui ramène la religion à un ghetto, à un lieu de conviction et de certitude idéologique est une trahison. L’orthodoxie, c’est la Vie à découvrir. »
Nos condoléances vont à ses fils et à tous ses proches. Que le Seigneur lui accorde une mémoire éternelle !
Michel Stavrou,
Doyen de l’ITO Saint-Serge