In memoriam : Archevêque Anastase de Tirana (1929-2025)
Nous avons appris avec tristesse le rappel à Dieu, le 25 Janvier 2025, à l’âge de 95 ans, de Mgr Anastase (Yannoulatos), primat de l’Église orthodoxe d’Albanie et théologien de la mission. Homme apostolique, personnalité de premier plan de l’Église orthodoxe, Mgr Anastase, archevêque de Tirana, de Durrës et de toute l’Albanie, reste comme un modèle et une référence pour tous les étudiants et chercheurs en missiologie chrétienne.
On le sait, l’archevêque Anastase a joué un rôle de taille dans la convocation des Églises orthodoxes autocéphales au Concile de Crète de juin 2016, couronnement pour lui de décennies de travail interorthodoxe, mais aussi dans ses tentatives répétées de relancer le dialogue pour ressouder l’unité interorthodoxe affectée par des crises récentes. Le président du Conseil Œcuménique des Églises, l’évêque Heinrich Bedford-Strohm, a déclaré : « J’ai admiré son œuvre inlassable de rapprochement et de réconciliation au sein des Églises orthodoxes en Europe et ailleurs, surtout au cours des décennies après la Guerre froide et jusqu’à ce jour. Ce travail a été inestimable à une époque où les intérêts et les loyautés politiques, économiques et nationaux menacent notre unité. »
Théologien prolifique, auteur de plus de vingt livres dans plusieurs langues, Mgr Anastase est connu pour avoir abordé des enjeux interreligieux et le dialogue, notamment dans son ouvrage de 2003 Facing the World: Orthodox Christian Essays on Global Concerns (Publications du COE). Fort de son expérience en Afrique pendant sa jeunesse, il s’est attelé à revoir la mission dans son ensemble dans son ouvrage de 2007 : Mission: sur les traces du Christ (Publications du COE, repris aux éd. Apostolia en 2021). Dans son livre le plus récent, Coexistence (publié dans six langues en 2022), MgrAnastase parle du virus de l’égocentrisme, individuel ou collectif, qui se manifeste de diverses manières. Ses réflexions portent sur la façon dont l’injustice, la corruption et la pauvreté continuent de détruire la coexistence harmonieuse de l’humanité et il propose un idéal alternatif fondé sur l’Évangile.
Anastase Yannoulatos était né en novembre 1929 au Pirée, en Grèce, dans une famille modeste. Après avoir achevé en 1952 des études en théologie à l’Université d’Athènes, il poursuit, grâce à une bourse de la Fondation allemande Alexander von Humboldt, aux Universités de Hambourg et de Marbourg ses recherches en histoire des religions, en ethnologie, en mission et en africanologie. Ordonné diacre en 1960, puis prêtre en 1964, il a été consacré évêque d’Androussa, en Grèce, en 1972.
Dès 1959, un pan entier de la vie de Mgr Anastase est consacré à son activité missionnaire croissante en Afrique. Au Kenya, au Zaïre, en Tanzanie, en Ouganda, dans les villes et les villages, dans toute l’Afrique subsaharienne, il a prêché la foi chrétienne et l’entraide. Il ne voulait pas dire « mission », mais préférait l’expression « témoignage de la vie du Christ ». Il sera l’un des pionniers de la renaissance du travail missionnaire en Grèce – le « commandement oublié de Dieu », comme il disait. Pendant des décennies, il a étudié en profondeur les tribus africaines, apprenant même les langues des pays où il exerçait son ministère. Le bienheureux archevêque a toujours eu une approche interculturelle. Il croyait en l’incarnation de la parole de Dieu dans les langues, les coutumes et les traditions des peuples. Il savait qu’il ne suffisait pas de connaître les langues pour prêcher l’Évangile. Il devait trouver les moyens de l’adapter, de l’inculturer dans la vie et les coutumes des peuples africains. Sa contribution au Centre missionnaire interorthodoxe et à la revue du même nom, « Wanderers », est inestimable.
Ayant obtenu son doctorat à l’Université d’Athènes en 1970 sur « Le prosélytisme islamique en Afrique », Mgr Anastase a été professeur en Histoire des religions au sein de son alma mater de 1971 à 1997. Pendant vingt ans, il a été un enseignant dévoué à ses études et à ses étudiants, dont il exigeait beaucoup. Ce qui a distingué sa carrière académique à l’université d’Athènes, c’est la création du Centre interchrétien d’études missionnaires, fruit de son travail missionnaire en Afrique pendant de nombreuses années. En même temps, il n’a jamais cessé d’étudier, d’écrire et de publier.
Affecté dans l’Albanie fraîchement indépendante après la chute du communisme, Mgr Anastase a été consacré en 1992 archevêque de Tirana et Primat de l’Église orthodoxe de ce pays. En qualité d’archevêque, il a refondé et développé cette Église orthodoxe autocéphale, qui avait enduré des décennies de persécutions antireligieuses de la part du pouvoirpolitique communiste athée. Il a procédé à la réévangélisation du pays en reconstruisant des dizaines d’églises, en fondant une académie de théologie, en créant des hôpitaux – en faisant installer le premier scanner de l’histoire albanaise –, des écoles et des centres caritatifs. Et notamment le symbole de la renaissance de l’Église d’Albanie : la cathédrale de la Résurrection à Tirana. Convaincu que le dialogue n’est pas prédication et prosélytisme, mais témoignage et respect des libertés, sa sollicitude ne s’étendait pas seulement aux orthodoxes, mais à tous les citoyens albanais, quelle que soit leur religion. L’unité et la cohésion sociale étaient en effet l’un des principaux piliers de sa vision du monde. Il a également lancé des programmes innovants dans les domaines de l’aide sociale, de l’enseignement, du développement agricole, de la culture et de l’écologie, faisant de l’Église un acteur économique et culturel de taille en Albanie.
Dans le même temps, il s’est évertué à atténuer les nombreuses tensions dans les Balkans. Ainsi, en 2015, il a organisé la consultation du Forum chrétien mondial à Tirana. 150 responsables et représentants de haut niveau de différentes traditions ecclésiales de plus de 60 pays s’y sont réunis pour s’écouter et apprendre les uns des autres et faire preuve de solidarité avec les Églises et les chrétiens confrontés à la discrimination et aux persécutions dans le monde actuel.
De 2006 à sa mort, il a été président honoraire de la Conférence mondiale des religions pour la paix, élu président du Conseil Œcuménique des Églises (2006-2013) et vice-président de l’Assemblée des Églises Européennes.
L’œuvre du regretté archevêque de Tirana, Durres et de toute l’Albanie, Mgr Anastase, incarnait le fait que « l’amour est le langage le plus puissant de Dieu », selon ses propres termes. Et il a inlassablement traduit ce langage en actes. Il a porté le mystère de l’Eucharistie dans tous les aspects de sa vie et de son ministère, lui qui appelait à une attitude eucharistique constante dans la vie quotidienne, « la liturgie après la liturgie », comme il avait l’habitude de le dire.
Dans un monde en plein désarroi, à la fois désireux de paix et fasciné par la force brutale, Mgr Anastase aura été un humble témoin qui montrait le chemin vers la Lumière du Christ. Que sa mémoire soit éternelle !
Michel Stavrou, Doyen de l’ITO Saint-Serge
Un témoignage du Père Jivko Panev, enseignant en Droit canon à l’ITO :
Mon souvenir de l’archevêque Anastase d’Albanie, l’aigle aux ailes infinies
J’ai eu le privilège rare de rencontrer à deux reprises l’archevêque Anastase, cette figure colossale de l’Église orthodoxe, dont le départ vers la Lumière éternelle le 25 janvier 2025 m’a profondément ému. La première fois en avril 2024, c’était lors d’un repérage pour un documentaire consacré à sa vie ; la seconde, le 4 novembre 2024, jour de ses 95 ans, où nous l’avons longuement interviewé. Ces moments, gravés dans ma mémoire, m’ont révélé un homme à la fragilité touchante et à la grandeur insaisissable, un véritable aigle spirituel dont les ailes embrassaient le ciel entier.
Lors de notre dernière rencontre, son corps était marqué par la maladie, mais son esprit, d’une clarté prodigieuse, transcendait toute faiblesse. Assis face à lui, je percevais cette spiritualité authentique qui émanait de chaque mot, de chaque silence. Il m’a rappelé que l’Albanie, terre des aigles, portait en elle un symbole vivant : comme l’oiseau royal, il planait au-dessus des frontières, des langues et des divisions, porté par deux ailes puissantes.
La première de ces ailes était sa maîtrise de la théologie orthodoxe, une connaissance profonde, fruit d’une vie d’étude et de contemplation. Il en parlait non comme d’un savoir froid, mais comme d’un feu qui éclaire et réchauffe. La seconde, son engagement évangélique, s’enracinait dans les paroles du Christ à l’Ascension : « Allez, enseignez toutes les nations… » (Matthieu 28,19). Ce commandement, il l’a incarné jusqu’au bout, en Albanie comme en Afrique, bâtissant des églises, mais surtout des ponts entre les âmes.
Ce jour de son anniversaire, j’ai compris que sa force résidait précisément dans sa vulnérabilité. Comme saint Paul, il montrait que « quand je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Corinthiens 12,10). Malgré la fatigue, son regard brillait d’une espérance inaltérable, et ses mains, souvent jointes pour la prière, semblaient bénir bien au-delà de la pièce où nous étions.
Il m’a confié, avec cette douce fermeté qui le caractérisait, que « la foi doit toujours se traduire en amour concret ». Cette phrase résume son combat : reconstruire une Église en Albanie meurtrie par des décennies d’athéisme d’État, oui, mais aussi nourrir les pauvres, dialoguer avec les musulmans, les catholiques, aimer sans calcul. Pour lui, chaque être était une nation à sanctifier, une étincelle à rallumer.
Aujourd’hui, alors qu’il a rejoint les hauteurs qu’il contemplait déjà, je repense à la manière dont il évoquait l’aigle : « Il ne craint pas les tempêtes, il s’en sert pour s’élever. » Mgr Anastase a traversé les tempêtes du siècle — guerres, régimes totalitaires, doutes — sans jamais ployer.
À ceux qui l’ont connu, à l’Albanie qu’il a tant chérie, et à tous ceux que son exemple touche, j’adresse mes condoléances fraternelles. Puissions-nous, comme lui, garder le regard fixé sur l’essentiel et les mains tendues vers l’autre.